
Haut dans les Andes, là où les nuages s'accrochent aux sommets, se nichait le village de Cusi. Ce n'était pas un village de maisons séparées, mais un ayllu, une grande famille de clans où la terre n'appartenait à personne car elle appartenait à tous. Les pentes abruptes de la montagne avaient été domptées par des générations de geckos qui y avaient sculpté des terrasses verdoyantes, les andenes, un escalier pour les dieux et un garde-manger pour le peuple.

Cusi, jeune gecko agile et fier, passait ses journées à travailler sur ces terrasses. Il n'y travaillait jamais seul. La vie de l'ayllu était rythmée par l'ayni, l'entraide. Un jour, tout le village aidait la famille de Cusi à réparer le toit de sa maison en pierre ; le lendemain, Cusi et son père aidaient un voisin à la récolte des pommes de terre. La force du clan ne résidait pas dans ses individus, mais dans ce tissage serré de réciprocité.
Ils ne manquaient de rien. Ils vénéraient le Soleil, la Montagne, et surtout, le lointain Sapa Inca, l'Empereur-Gecko de Cuzco, qu'ils considéraient comme un dieu bienveillant, le garant de l'ordre du monde. La prospérité de leur petit lopin de terre, pensaient-ils, était la preuve de sa protection divine. Cusi, en regardant les sommets enneigés qui les entouraient, se sentait comme une petite partie d'un tout immense, parfait et éternel.
Un jour, la routine du village fut rompue par l'arrivée d'un étranger. Ce n'était pas un voyageur égaré, mais un fonctionnaire de l'Empire, un "Quipucamayoc", le gardien de la mémoire nouée. Il était vêtu d'une tunique fine et portait à sa ceinture un quipu, un enchevêtrement complexe de cordelettes colorées et de nœuds que lui seul pouvait déchiffrer.
Il convoqua tous les jeunes geckos du village sur la place centrale. D'une voix solennelle, il annonça que le Sapa Inca avait besoin de nouveaux messagers pour parcourir les Chemins du Soleil. Des chaskis. Il ne s'agissait pas de choisir le plus fort, mais le plus rapide, le plus endurant, celui dont les poumons pouvaient défier l'air raréfié des sommets.
Une série d'épreuves fut organisée : une course effrénée jusqu'au sommet de la terrasse la plus haute, un parcours d'obstacles à travers les rochers, un test d'endurance sous le soleil de midi. Cusi, dont les jambes étaient habituées aux sentiers escarpés, se sentit voler. Il courut plus vite qu'il n'avait jamais couru, non pas pour la gloire, mais pour l'honneur de son ayllu.

À la fin de la journée, le Quipucamayoc fit un nœud final sur son quipu et leva les yeux. "Cusi, fils de Pachac," déclara-t-il, "le Sapa Inca a besoin de tes jambes. Tu seras le sang qui court dans les veines de l'Empire, la parole qui voyage plus vite que l'aigle."
Une immense fierté envahit le village. Être choisi comme chaski était l'un des plus grands honneurs qui soit. Cusi, le cœur battant, accepta sa mission. Il allait quitter sa famille, mais pour servir un but plus grand, pour devenir un fil vivant dans la grande tapisserie de l'Empire du Soleil.
L'entraînement de Cusi fut aussi exigeant que l'altitude elle-même. De vieux chaskis expérimentés lui apprirent les secrets du métier : comment respirer l'air raréfié, comment lire les reliefs pour anticiper les montées, comment nouer un message-quipu pour qu'il ne se perde jamais. Il apprit par cœur les cartes des étoiles qui guidaient les courses nocturnes et les emplacements des tambos, ces relais-forteresses où un autre messager l'attendrait pour prendre le relais.
Puis vint le jour de sa première mission. On lui confia un petit quipu contenant un message pour le gouverneur d'une province voisine. Le message lui-même était un mystère, un secret d'État tissé dans les nœuds. Sa seule tâche était de courir.
Et Cusi courut. Il courut sur les Chemins du Soleil, ces routes pavées si parfaites qu'elles semblaient avoir été tracées par les dieux. Il traversa des ponts de corde suspendus au-dessus de canyons vertigineux, gravit des escaliers taillés à même la falaise, et longea des précipices où les condors planaient en dessous de lui.

Il n'était plus Cusi, le paysan de l'ayllu. Il était un chaski. Il était une flèche, un souffle, le sang vivant qui parcourait les artères de l'Empire. Chaque foulée le remplissait d'une fierté immense. Il n'était qu'un petit gecko, mais il était le lien qui unissait des milliers de villages, le serviteur du Sapa Inca, un rouage essentiel dans la grande et divine machine qui maintenait l'ordre du monde.
Au fil de ses courses, Cusi découvrit le secret de la puissance de l'Empire : les tambos. Ces constructions massives en pierre se dressaient à intervalles réguliers le long des Chemins du Soleil, des forteresses de l'abondance. À la fin d'une étape éprouvante, Cusi arrivait dans la cour d'un de ces relais. Pendant que le message-quipu était transmis au chaski suivant, il avait le droit de se reposer et de se nourrir.
C'est là qu'il vit pour la première fois les richesses de l'Empire. Les portes des entrepôts étaient toujours ouvertes, révélant des montagnes de trésors. Des piles de pommes de terre séchées (chuño) qui pouvaient se conserver des années, des jarres de maïs plus hautes qu'un gecko, des ballots de laine d'alpaga aux couleurs éclatantes, et des outils de bronze parfaitement alignés.

Pour Cusi, ces greniers pleins à craquer étaient la preuve ultime de la bienveillance du Sapa Inca. Il imaginait comment, en cas de mauvaise récolte dans une province, l'Empereur ordonnerait d'ouvrir les portes de ces entrepôts pour nourrir son peuple. Les tambos n'étaient pas de simples bâtiments ; ils étaient le symbole d'un ordre juste, une promesse de sécurité pour tous les geckos de l'Empire, du plus humble paysan au plus noble gouverneur. Il était fier de servir un système si prévoyant et si puissant.
Un jour, sa course mena Cusi vers une vallée encaissée où le Chemin du Soleil était interrompu par un profond ravin. Mais l'Empire ne s'arrêtait jamais. Sur place, un spectacle inouï se déroulait : des milliers de geckos s'activaient sur le chantier d'un immense pont suspendu, tressant des cordes épaisses comme des troncs d'arbre, transportant des blocs de pierre et assemblant la structure sous la direction des architectes impériaux.

Cusi demanda à un contremaître d'où venaient tous ces travailleurs. "Ce ne sont pas des esclaves," répondit le contremaître avec un sourire austère. "Ce sont des citoyens qui paient leur mita, le tribut en travail que chaque ayllu doit au Sapa Inca. Ils viennent de toute la province. Ils construisent ce pont pour la gloire de l'Empire, puis rentreront chez eux, jusqu'à la prochaine convocation."
Cusi regarda les visages des travailleurs. Il y vit la même fatigue, la même sueur que sur les visages de son propre clan pendant les récoltes. Mais il y avait une différence : ces geckos ne travaillaient pas pour leur propre communauté, pour nourrir leur famille ou réparer leur maison. Ils travaillaient pour un projet lointain, décidé par des gens qu'ils ne verraient jamais. Ils n'étaient pas enchaînés, mais leur travail était tout aussi forcé. Cusi comprit que les greniers pleins et les routes parfaites avaient un coût, un coût payé non pas en or ou en maïs, mais en temps, en muscle et en sueur, le "tribut des bras" de tout un peuple.
Finalement, sa course la plus longue et la plus importante mena Cusi au centre même de l'univers : la grande cité de Cuzco, le nombril du monde-gecko. Ce qu'il y découvrit dépassait tout ce que son imagination de jeune paysan aurait pu concevoir. Les rues étaient pavées de pierres si parfaitement ajustées qu'on ne pouvait y glisser la lame d'un couteau. Les murs des palais étaient couverts de plaques d'or qui renvoyaient la lumière du soleil, aveuglant presque les nouveaux arrivants.

Sa mission était de livrer un message au Coricancha, le Temple du Soleil, le lieu le plus sacré de tout l'empire. En attendant d'être reçu, il put contempler sa splendeur. À l'intérieur du temple, un jardin artificiel avait été créé : chaque plante, chaque brin d'herbe, chaque insecte était une réplique en or et en argent massif. C'était la manifestation la plus pure de la puissance de l'Empire, une richesse inouïe extraite des quatre coins du pays.
Pour Cusi, cette splendeur n'était pas le signe d'une oppression, mais la preuve d'un ordre divin. Il pensait à son village, aux paysans qui payaient la mita, aux artisans qui tissaient la laine, et il voyait leur labeur collectif sublimé dans cette beauté éternelle. À ses yeux, le système était parfait : chacun contribuait à la gloire du Dieu-Soleil et de son fils, le Sapa Inca, et recevait en retour la paix, la sécurité et la certitude d'appartenir à la plus grande civilisation que le monde ait jamais connue.
Alors qu'il se reposait dans un tambo des plaines chaudes du sud, Cusi entendit les premières rumeurs, portées par d'autres messagers venus des montagnes. Un "souffle glacé", disaient-ils, s'était abattu sur les hauts plateaux de sa province natale. Une gelée noire et anormale, en pleine saison de croissance, avait brûlé les champs de pommes de terre et de maïs en une seule nuit.

Une angoisse sourde commença à étreindre Cusi. Il connaissait cette menace. Pour son peuple, une récolte perdue n'était pas un simple revers économique, c'était la promesse d'une longue et terrible famine. Il imaginait son village, sa famille, regardant avec désespoir leurs champs noircis par le gel.
Pourtant, au milieu de son inquiétude, une pensée le rassurait, une certitude ancrée par tout ce qu'il avait vu. Il repensa aux immenses entrepôts de l'Empire, aux tambos remplis à ras bord de grain et de chuño. Le Sapa Inca n'abandonnerait jamais ses enfants. C'était pour des jours comme celui-ci que le tribut était prélevé. Bientôt, un ordre viendrait de Cuzco, un quipu qui ouvrirait les portes des greniers et enverrait des caravanes de lamas chargés de nourriture vers les provinces sinistrées. Sa foi dans la grandeur et la bienveillance de l'Empire était plus forte que sa peur.
Sa course suivante ramena Cusi à travers sa propre province. Le cœur serré, il traversa des paysages de désolation et des villages silencieux où la faim se lisait sur tous les visages. Mais alors qu'il approchait d'un grand carrefour sur le Chemin du Soleil, il aperçut la silhouette massive et rassurante d'un tambo impérial.
Les portes du grenier étaient gardées par des soldats de la garnison locale, leurs lances brillant au soleil. Poussé par une curiosité anxieuse, Cusi s'approcha. Par la porte entrouverte, il put voir l'intérieur. Ses yeux s'écarquillèrent. Le tambo était plein. Plein à craquer. Des montagnes de maïs doré, des sacs de quinoa, des filets de pommes de terre séchées s'entassaient jusqu'au plafond. C'était une mer de nourriture, une forteresse contre la famine, gardée par la puissance de l'Empire.

Un immense soulagement submergea Cusi. Sa foi, ébranlée par la vue de la misère de son peuple, revint plus forte que jamais. Il avait eu tort de douter. L'Empire n'abandonnait pas ses enfants. Si les greniers étaient encore scellés, c'est que l'ordre de distribution n'était pas encore arrivé de Cuzco. Bientôt, un chaski comme lui apporterait le quipu salvateur, et ces portes s'ouvriraient pour nourrir la province. Il reprit sa course, le cœur plus léger, fier de servir un système si sage et si puissant, convaincu que la solution à la souffrance de son peuple n'était qu'à quelques nœuds de cordelette et quelques jours de course.
Quelques semaines plus tard, Cusi se vit confier la mission la plus importante de sa carrière. Un grand prêtre du Temple du Soleil lui remit en personne un quipu orné d'un fil d'or, le signe d'un message impérial de la plus haute urgence. La destination : le palais du gouverneur de sa propre province.
Cusi courut comme jamais. Chaque foulée était portée par l'espoir. C'était sûrement le message qu'il attendait, l'ordre qui allait sauver son peuple. Il imaginait déjà les portes des tambos s'ouvrant, les caravanes de lamas se formant, la joie revenant sur le visage de sa famille.
Épuisé mais le cœur vibrant, il arriva au palais et fut conduit devant le gouverneur, un vieux gecko à la mine sévère, entouré de ses scribes. Cusi lui tendit le quipu sacré avec un respect mêlé d'impatience.
Le gouverneur prit le message noué et le déchiffra lentement, ses doigts experts parcourant les cordelettes. Cusi attendait, le souffle court. Il s'attendait à voir le gouverneur se lever et donner l'ordre de distribution. Mais le vieux gecko resta assis, son visage impassible.
"Le message est clair," dit finalement le gouverneur d'une voix neutre. "Le Sapa Inca a pris connaissance de la situation difficile de notre province. Il a également pris connaissance des mouvements de tribus barbares à la frontière Est."
Il fit une pause et leva les yeux vers Cusi.
"L'ordre est donc le suivant : toutes les réserves de grain et de chuño de tous les tambos de cette province doivent être immédiatement réquisitionnées et envoyées pour nourrir la Cinquième Légion, qui part en campagne pour sécuriser la nouvelle frontière."

Le monde de Cusi s'effondra. Il resta figé, incapable de comprendre. "Mais... mon peuple ? Les villages ? Ils meurent de faim," murmura-t-il.
Le gouverneur le regarda avec une pointe d'agacement, comme on regarde un enfant qui ne comprend pas le monde des adultes. "La survie d'un village est regrettable," dit-il froidement. "La sécurité de l'Empire est primordiale. Les entrepôts ne sont pas là pour pallier les accidents du climat, mais pour nourrir la machine de l'État. C'est la loi."
Cusi regarda le quipu, ce simple objet de cordelettes. Il n'était pas un message de vie, mais une sentence de mort. Chaque nœud était une trahison. La foi qui l'avait porté s'éteignit, remplacée par une vérité insoutenable : il n'avait été que le messager zélé d'un système qui ne protégeait pas son peuple, mais qui s'en nourrissait.
Cusi sortit du palais du gouverneur comme un somnambule. Le monde vibrant de couleurs et de certitudes qu'il avait connu s'était effondré, ne laissant qu'un paysage gris de mensonges. La foi qui avait guidé ses pas était morte, remplacée par une vérité nue et brutale : il n'avait été que le coursier zélé d'un système qui sacrifiait son propre peuple pour alimenter sa machine de guerre.
Il marcha sans but pendant des heures, le quipu vide qu'on lui avait remis pour sa prochaine mission ballottant à sa ceinture. Il arriva à un carrefour des Chemins du Soleil. Une voie, large et majestueuse, menait vers le sud, vers la gloire de Cuzco et la poursuite de son service. L'autre, un sentier de montagne plus modeste qu'il connaissait par cœur, grimpait vers le nord, vers son village affamé.
Rester un chaski, c'était se faire le complice silencieux du massacre de sa famille. Trahir, c'était tout perdre : son statut, son honneur, et probablement sa vie.
Il regarda le chemin de Cuzco, le chemin de l'obéissance. Puis il regarda le sentier de son foyer. La peur et le devoir se livrèrent une bataille silencieuse dans son cœur. Mais au-dessus de tout, une image s'imposa : celle des visages de son clan, affamés, attendant une aide qui ne viendrait jamais.
Sa décision fut prise. Il défit de sa ceinture le quipu officiel, l'insigne de sa fonction, et le laissa tomber dans la poussière. Il n'était plus un messager de l'Empire. Il n'était plus le sang dans les veines d'un monstre. Il était Cusi, fils de Pachac, de l'ayllu des hautes terrasses. Et il allait prévenir les siens.

Il se retourna, le dos tourné à la grandeur de l'Empire, et commença à courir. Ce n'était plus la course fière du serviteur, mais la course désespérée du rebelle. C'était sa dernière course.