Les Jardins Suspendus du Gecko-Pharaon
Chroniques historiques des geckos
Tome II

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Partie I : Le don du Grand Fleuve

Chapitre I : Le village du bord de l'eau

Au cœur d'une vallée fertile sculptée par les millénaires, le village d'Akhen vivait au rythme immuable du Grand Fleuve.

village au bord de l'eau

La vie ici n'était pas une lutte, mais une danse avec l'eau. Chaque année, la grande crue déposait un limon noir et riche, le don du fleuve, qui garantissait des récoltes abondantes. La terre n'appartenait à personne en particulier ; elle était le bien commun du village, un héritage partagé que chaque famille cultivait pour subvenir à ses besoins.

Akhen, un jeune gecko au regard curieux, passait ses journées comme son père et son grand-père avant lui. Le matin, il s'occupait de sa parcelle de papyrus et l'après-midi, il rejoignait les autres villageois pour entretenir les petites digues communes ou s'occuper des fermes à pucerons. La coopération n'était pas une idée, c'était une nécessité. Un gecko seul ne pouvait survivre, mais le village, lui, était un monde en soi, autosuffisant et soudé.

Il n'y avait ni maîtres ni esclaves dans le village. Pourtant, une ombre immense planait sur leur existence. Au loin, si loin que sa pointe semblait percer le soleil, se dressait la Grande Pyramide du Gecko-Pharaon. Ils ne le voyaient jamais, mais sa présence était partout : dans les prières que l'on récitait pour la crue, dans les récits des anciens, et surtout, dans l'attente silencieuse de la venue annuelle de ses représentants. Car si la terre leur donnait la vie, tous savaient que la récolte, elle, ne leur appartenait pas entièrement.

Chapitre II : L'œil du scribe

La tranquillité du village fut rompue par l'arrivée de la barque officielle du Pharaon. Elle n'était pas chargée de marchandises, mais d'instruments de mesure, de rouleaux de papyrus et de scribes à l'air sévère. Parmi eux se trouvait Imhotep, un jeune gecko ambitieux dont le stylet était plus acéré qu'une lance. C'était sa première mission en tant que percepteur du tribut.

Pendant que les soldats du Pharaon se tenaient en garde, Imhotep et les autres scribes se mirent au travail avec une efficacité froide. Ils déroulèrent leurs cordes à nœuds pour mesurer chaque parcelle de terre, notant tout dans leurs grands registres. Ils comptaient chaque gecko, chaque botte de papyrus, chaque panier de baies. Pour eux, le village n'était pas une communauté, mais une série de chiffres, une ressource à quantifier.

l'œil du scribe

Akhen regarda Imhotep inspecter la récolte de sa famille. Le jeune scribe ne montrait aucune émotion. Il nota simplement la quantité dans son registre, calcula la part du Pharaon – le tribut – et marqua les paniers correspondants d'un sceau d'argile. C'était une part substantielle, bien plus que ce que le village mettait de côté pour les mauvaises saisons.

Akhen comprit que le "don du fleuve" n'était pas gratuit. Le fruit de leur travail, la richesse née de la terre commune et de l'effort collectif, ne leur appartenait pas. Une part importante était systématiquement aspirée par cet État lointain et invisible, représenté par l'œil froid et calculateur du scribe. Il n'y avait pas de fouet, pas de chaînes, mais c'était une autre forme de domination, plus abstraite et administrative, mais tout aussi implacable.

Chapitre III : L'appel de Pharaon

À peine le tribut avait-il été chargé sur la barque que le scribe Imhotep déroula un autre papyrus. Son visage était impassible, mais ses mots tombèrent comme des pierres dans le silence du village. "Par décret du Divin Gecko-Pharaon, Maître des Eaux et du Soleil," lut-il d'une voix forte, "notre empire doit s'élever encore plus près des dieux. De nouveaux jardins suspendus seront construits dans la capitale."

Il fit une pause, balayant du regard les visages inquiets des villageois. "Chaque communauté de la vallée a l'honneur de contribuer à cette œuvre éternelle. Dix de vos plus jeunes et robustes travailleurs seront donc réquisitionnés pour la corvée. Ils partiront avec nous, dès l'aube, pour une durée de six lunes."

l'appel de Pharaon

La consternation se peignit sur tous les visages. La corvée était la seconde forme d'impôt, encore plus redoutée que le tribut. Elle n'arrachait pas le grain, mais les bras qui le cultivaient, laissant les familles affaiblies pour la saison des semailles.

Une liste fut lue. Le nom d'Akhen résonna dans l'air chaud. Son cœur se serra. Il regarda sa famille, son champ, le village qui était tout son univers. Il n'avait aucun désir de bâtir des jardins pour un dieu lointain. Mais le décret du Pharaon avait la force d'un commandement divin. Refuser était impensable.

Le lendemain, à l'aube, les dix geckos désignés firent leurs adieux. Akhen serra ses parents et ses frères dans ses bras, promettant de revenir. Alors qu'il montait sur la barque d'État, il vit Imhotep le rayer d'une liste. Pour le village, il était un fils et un frère partant pour un long et dangereux voyage. Pour le scribe, il n'était qu'un nom de plus, une unité de travail déplacée d'une colonne à une autre dans le grand livre de comptes de l'empire.

Partie II : Les bâtisseurs de l'éternité

Chapitre IV : La route des canaux

Le voyage d'Akhen fut une lente sortie de l'innocence. Lui qui n'avait jamais connu que les rives familières de son village fut embarqué sur une barge d'État qui naviguait sur un réseau de voies d'eau qu'il n'aurait jamais pu imaginer. Ce n'était plus le Grand Fleuve, capricieux et sauvage, mais un labyrinthe de canaux rectilignes, creusés de main de gecko, aux berges de pierre taillée s'étendant jusqu'à l'horizon.

la route des canaux

Jour après jour, la barque glissait sur cette eau domestiquée. Akhen voyait d'autres barges, chargées de grain, de pierre ou d'autres conscrits comme lui, circuler dans un ballet incessant et parfaitement organisé. De hautes tours de guet, portant l'étendard du Pharaon, se dressaient à intervalles réguliers, comme pour rappeler à qui appartenait cette maîtrise de l'eau.

Il passa près de barrages monumentaux, des murs de pierre si hauts qu'ils semblaient retenir le ciel, capables de dévier le cours du fleuve lui-même. Il comprit alors que la crue fertile qui nourrissait son village n'était plus seulement un don des dieux. C'était une décision. Une décision prise par des scribes dans un palais lointain, qui, en ouvrant ou fermant une vanne, pouvaient donner la vie ou la mort à des milliers de geckos. Le pouvoir du Pharaon ne venait pas de sa divinité, mais de cette infrastructure colossale, construite par le labeur de générations de corvéables avant lui. Le véritable dieu, ici, n'était pas dans le ciel, mais dans la pierre et le contrôle de l'eau.

Chapitre V : La cité où l'eau est reine

Après des semaines de voyage, la barque d'Akhen arriva en vue de la capitale. Ce n'était pas un village plus grand, c'était un autre monde. Des temples de pierre blanche s'élevaient si haut qu'ils semblaient toucher le soleil. Des obélisques couverts de hiéroglyphes racontaient des victoires oubliées, et l'eau du Grand Fleuve, parfaitement maîtrisée, circulait dans des canaux surélevés qui traversaient la cité comme des artères de vie. Partout, la richesse et la puissance de l'empire s'étalaient avec une arrogance écrasante.

Akhen et les autres conscrits furent débarqués et conduits à travers les larges avenues pavées. Il était à la fois émerveillé et terrifié. Le contraste avec son village était absolu. Là-bas, la vie était faite de terre et de coopération ; ici, elle était faite de pierre et de commandement.

la cité où l'eau est reine

Soudain, des trompettes retentirent. La foule des geckos-citadins, vêtus de lin fin, s'écarta et se prosterna. Une procession monumentale s'avançait. Des gardes aux lances dorées, des prêtres portants des idoles scintillantes, et au centre, sur une litière d'or portée par des dizaines de serviteurs, le Gecko-Pharaon .

Il était paré de bijoux si éclatants qu'Akhen pouvait à peine le regarder. Il ne bougeait pas, son regard fixé vers l'horizon, comme s'il n'était déjà plus de ce monde. Pour les habitants de la capitale qui se prosternaient, il était un dieu vivant, le maître de l'eau, le garant de l'ordre cosmique. Mais pour Akhen, qui le voyait pour la première fois, il n'était que le sommet d'une immense pyramide de pouvoir, une pyramide dont les pierres, il le comprenait maintenant, étaient taillées dans la sueur et le grain de milliers de villages comme le sien.

Chapitre VI : Le chant des pierres

Akhen fut assigné au grand chantier des jardins suspendus, une montagne artificielle qui s'élevait en terrasses vers le ciel. Il rejoignit une armée de dizaines de milliers de geckos venus de toute la vallée du Grand Fleuve. Ce n'était pas l'enfer des carrières de marbre de Solaris ; il n'y avait ni chaînes ni fouets. La corvée était une forme d'exploitation plus organisée, presque militaire.

Les journées étaient rythmées par le son des tambours. Des milliers de geckos, répartis en équipes, tiraient sur d'immenses cordes pour hisser des blocs de pierre, d'autres creusaient des canaux d'irrigation avec une précision millimétrique, tandis que les plus agiles grimpaient sur les échafaudages pour consolider les structures. C'était un spectacle de labeur collectif à une échelle qu'Akhen n'aurait jamais pu concevoir. Une fourmilière titanesque construisant un monument à sa propre soumission.

le chant des pierres

Dans cette masse, une étrange camaraderie naquit. Des geckos qui ne parlaient pas le même dialecte apprirent à coordonner leurs efforts, à chanter des chants de travail pour trouver un rythme commun. Ils chantaient : « Ge - cko ! Ge - cko ! Tchik ! Tchik ! Tchik ! Lé - ger ! Raaa - pide ! Et suuu - per pratique ! ». Ils partageaient leurs maigres rations le soir, échangeant des nouvelles de leurs villages lointains.

Pourtant, l'absurdité de leur effort était écrasante. Ils suaient sang et eau pour construire un jardin de luxe, un caprice de Pharaon destiné à faire pousser des fleurs exotiques, alors que dans leurs propres villages, chaque bras manquant pour les semailles pouvait signifier la faim. La grandeur de l'œuvre qu'ils construisaient n'était que le reflet de leur propre petitesse face à la puissance de l'État.

Partie III : La cruauté de l'eau

Chapitre VII : La crue paresseuse

Alors que les jardins de la capitale commençaient à fleurir, arrosés par un réseau savant, une catastrophe silencieuse se préparait dans la vallée. La saison de la grande crue arriva, mais le fleuve se montra paresseux. Jour après jour, les villageois guettaient la montée des eaux, mais le niveau du Grand Fleuve restait désespérément bas. Le limon fertile, le don qui assurait la vie, ne viendrait pas cette année-là.

la crue paresseuse

La panique, froide et lente, s'installa dans les villages. Les anciens lisaient les présages dans le vol des oiseaux et la couleur du ciel, parlant de la colère des dieux. Les réserves de grain de l'année précédente semblaient soudain bien maigres. La famine, qui n'était qu'un mot dans les contes pour enfants, devenait une menace réelle et imminente.

Pendant ce temps, dans la capitale, l'ambiance était tout autre. Il n'y avait pas de panique, seulement une activité intense et calculatrice. Dans le grand temple des scribes, des centaines de fonctionnaires comme Imhotep ne priaient pas les dieux ; ils consultaient leurs cartes et leurs registres. Pour eux, la faible crue n'était pas une malédiction divine, mais un problème de gestion des ressources. Des messagers étaient envoyés à tous les barrages en amont pour mesurer les débits, et les plus grands géomètres de l'empire calculaient les réserves d'eau disponibles dans les grands lacs artificiels. La crise ne serait pas subie ; elle serait gérée.

Chapitre VIII : Le décret du barrage

Dans la grande salle du conseil de la capitale, il n'y avait ni prière ni panique. Sur une immense table de pierre était gravée une carte de toute la vallée du Grand Fleuve. Autour, le Gecko-Pharaon, silencieux et impassible, écoutait ses plus hauts bureaucrates. Imhotep, malgré son jeune âge, se tenait parmi eux, son stylet courant sur un papyrus pour noter les calculs.

le décret du barrage

Le constat était simple : l'eau disponible dans les grands réservoirs en amont ne suffirait pas à irriguer toutes les terres de l'empire. Il fallait faire un choix. Un vieux vizir montra sur la carte les terres du Pharaon, les domaines des temples et les riches parcelles de la capitale. "Le cœur de l'empire doit être préservé à tout prix," déclara-t-il. "C'est de là que vient notre puissance."

Imhotep sentit un frisson le parcourir. Il comprit la logique implacable de la décision qui se dessinait. Pour sauver le centre, il fallait sacrifier la périphérie. Son stylet se déplaça sur la carte, traçant une ligne qui condamnait des dizaines de villages, dont celui d'Akhen.

Le Décret du Barrage fut scellé le soir même. L'ordre fut envoyé par des messagers rapides : toutes les vannes des grands barrages en amont seraient fermées, et le peu d'eau restant serait dévié par le réseau de canaux principaux pour irriguer exclusivement les terres vitales à la survie de l'État.

Pour le Pharaon et ses scribes, ce n'était pas un acte de cruauté, mais de gestion rationnelle. C'était une décision logique, mathématique, prise pour assurer la survie du système dans son ensemble. Mais pour les villages sacrifiés, ce décret, signé à des centaines de lieues de chez eux, était une sentence de mort. Le contrôle total de l'infrastructure n'était plus un symbole de protection ; il devenait l'arme de leur anéantissement.

Chapitre IX : Le retour au silence

La corvée prit fin comme elle avait commencé : par un décret. Akhen, le corps usé par des mois de labeur mais le cœur battant à l'idée de revoir les siens, remonta le Grand Fleuve. Mais à mesure qu'il approchait de sa région, une angoisse le saisit. Le fleuve, autrefois puissant et large, n'était plus qu'un mince filet d'eau serpentant au fond d'une immense plaie de terre craquelée. Les champs verdoyants de son enfance n'étaient plus qu'une étendue de poussière ocre.

Son village était méconnaissable. Les huttes étaient à moitié effondrées, les champs communaux étaient stériles, et les quelques geckos qui avaient survécu étaient des ombres faméliques aux yeux vides. Ils lui racontèrent la terrible saison sans la crue, la famine qui avait suivi, la décision du Pharaon de sacrifier les villages lointains.

le retour au silence

Akhen s'assit sur la berge sèche du fleuve, là où il jouait autrefois. Il regarda les ruines de son monde. Il n'y avait pas de colère en lui, seulement une compréhension froide et amère. Il n'y avait pas d'ennemi à combattre, pas de tyran à renverser. Le Pharaon n'était pas un monstre, il était un système. Un système dont la survie exigeait le sacrifice de ses parties les plus faibles. La puissance de l'empire ne reposait pas sur la justice ou la divinité, mais sur le contrôle absolu de l'infrastructure qui donnait la vie et pouvait la reprendre.

Il n'y aurait pas de révolte. Comment se révolter contre un barrage situé à mille lieues de là ? Comment combattre un scribe et ses calculs ? La domination était trop vaste, trop abstraite. Le silence retomba sur le village, le silence de la résignation. Et Akhen comprit que c'était peut-être là le plus grand pouvoir du Gecko-Pharaon : non pas de commander par la force, mais de créer un ordre où la survie même dépendait d'une obéissance si totale qu'elle en devenait invisible.