
Dans un monde luxuriant et vert, vivait une société de geckos très affairés. Ils avaient des maisons dans les arbres, des voitures en feuilles, et ils travaillaient, gagnaient de l'argent et achetaient des choses, tout comme les humains. Suivons les aventures de Gekko, un jeune lézard curieux, pour comprendre comment leur monde fonctionnait.
Un jour, Gekko se promenait dans le grand marché de la canopée. Il avait faim. Il avisa un étal où un marchand vendait de grosses mouches juteuses.

"Bonjour ! Combien pour cette délicieuse mouche ?", demanda Gekko.
"Trois pièces de rosée !", répondit le marchand.
Gekko donna les trois pièces de rosée au marchand.
"Mais pourquoi est-ce qu'une mouche valait trois pièces ?", se demanda Gekko.
Pourquoi pas quatre ? Ou deux ?
Gekko n'osa pas interroger le marchand, mais il continua à méditer sur cette question cependant qu'il flânait parmi les étals.
Plus tard, Gekko fut attiré par un attroupement sur la place du marché. Un vieux gecko à l'air respectable et à la perruque poudrée, un certain Adam, tenait un discours qui captivait l'audience. C'était un philosophe célèbre, invité par les riches marchands pour éclairer la plèbe sur les mystères de l'économie.
D'une patte, il souleva une simple gourde en terre cuite remplie d'eau fraîche. "Rien n'est plus utile que ceci," déclara-t-il d'une voix posée. "L'eau étanche notre soif, fait pousser nos cultures, nous lave. Sans elle, la vie même est impossible. Sa valeur d'usage est, par définition, infinie."
Puis, de son autre patte, il sortit d'une pochette en velours un minuscule caillou qui brillait de mille feux.

"Et maintenant, contemplez ce diamant. Il n'étanche aucune soif, ne calme aucune faim. Son utilité est purement ornementale. Pourtant," et sa voix se fit plus théâtrale, "je peux à peine échanger mon eau si vitale contre une poignée de baies, alors que ce caillou futile peut m'acheter une charrette entière de mouches ! Comment une chose si utile peut-elle avoir si peu de valeur d'échange, et une chose si inutile en avoir autant ? C'est le grand paradoxe de l'eau et du diamant."
Adam concluait que la valeur d'une chose ne venait donc pas de son utilité, mais de sa rareté et de ce que les gens étaient prêts à échanger pour l'obtenir, c'est-à-dire de la quantité de travail que cette chose pouvait commander (sa valeur d'échange)
La foule murmura, impressionnée par la sagesse du vieil Adam. Il semblait que le monde des marchandises était un royaume de caprices et de désirs irrationnels, où la valeur n'avait rien à voir avec le bon sens.
Alors que la foule hochait la tête, convaincue par le mystère insoluble posé par Adam, un autre gecko s'avança. Il n'avait pas l'air d'un grand philosophe. C'était David, un ancien marchand connu pour sa rigueur et sa logique implacable. Il portait des lunettes de comptable et tenait un livre de comptes sous le bras.
"Maître Adam," commença-t-il d'une voix calme mais assurée, "votre paradoxe est élégant, mais il repose sur une question mal posée. Vous demandez 'à quoi ça sert ?'. La vraie question, la seule qui compte en économie, est : 'combien ça coûte à produire ?'"
David se tourna vers la foule. "Pour remplir cette gourde d'eau, combien de temps de travail faut-il ? Une minute à la rivière. C'est pourquoi elle ne vaut presque rien. Mais pour ce diamant, imaginez le labeur ! Des mois durant, des centaines de geckos doivent creuser des mines profondes, risquer leur vie, trier des tonnes de roche, puis des artisans doivent le tailler avec une précision infinie. Ce diamant contient des milliers d'heures de travail socialement nécessaires."

Un éclair de compréhension traversa l'audience. "La valeur d'une marchandise," conclut David avec la certitude d'un comptable qui vient de boucler ses comptes, "ne vient pas de son utilité, ni de sa rareté seule, mais de la quantité de travail humain cristallisée en elle. Il n'y a pas de paradoxe, seulement un calcul."
David avait résolu l'énigme. Il semblait avoir découvert la loi scientifique et implacable qui gouvernait le monde des marchandises.
Le silence qui suivit la démonstration de David fut rompu par une nouvelle voix, celle d'un jeune gecko au regard intense qui s'extirpa de la foule. Il s'appelait Karl.
"Maître David, votre solution est juste, mais elle est encore plus terrifiante que le paradoxe de Maître Adam," lança-t-il. "Vous avez brillamment mis à nu le mécanisme de l'horloge, mais vous n'avez pas demandé pourquoi, dans notre monde, le temps et la sueur des geckos se transforment en une propriété quasi magique des objets."
Karl pointa du doigt une magnifique voiture-feuille neuve, que tout le monde convoitait.

"Ricardo a raison, la valeur de cette voiture est la somme du travail des mineurs, des forgerons, des assembleurs. Mais est-ce que nous voyons cela ? Non ! Ce que nous voyons, c'est un objet qui nous crie : 'Je vaux 10 000 pièces de rosée !' Sa valeur semble être une qualité naturelle, une aura qui émane d'elle, comme sa couleur verte ou sa vitesse."
Il se tourna vers les geckos assemblés. "Voilà le véritable sortilège, le fétichisme de la marchandise ! Le rapport social concret entre les travailleurs – un rapport d'exploitation – disparaît complètement, et à la place, nous ne voyons plus qu'un rapport mystique entre des choses : une voiture et de l'argent. Nos propres créations, fruits de notre travail, se dressent devant nous comme des idoles autonomes et nous dictent leur loi. Nous ne nous lions plus les uns aux autres par la coopération, mais par l'échange de ces fétiches qui nous possèdent bien plus que nous ne les possédons."
Gekko sentit un frisson le parcourir. Le capitalisme n'était pas seulement un système d'échange. C'était un théâtre d'ombres, un monde ensorcelé où le travail vivant des geckos était rendu invisible, nous laissant seuls face à la danse énigmatique et toute-puissante des marchandises.
Un soir, Gekko vit tous ses voisins se rassembler sur la place du village. Ils ne regardaient pas une voiture-feuille, mais une immense luciole-lanterne, l'ancêtre du cinéma. Projetée sur un grand pétale tendu, une émission de la "Croesus-Land Média" était diffusée.
L'émission était un concours de chant. La star du moment, une geckette riche et célèbre nommée Célestine, chantait son dernier tube : "La Chanson de la Feuille qui Brille".

Les paroles étaient simples et entraînantes :
Oublie tes soucis, ton travail est fini,
La plus belle des vies, c'est quand la feuille brille !
Un jour, toi aussi, si tu as du génie,
Tu auras ta part du paraaaaaaaadis !
Pendant qu'elle chantait, des images montraient des geckos souriants conduisant des voitures-feuilles de luxe, habitant dans des fruits géants et buvant les gouttes de rosée les plus pures. On y voyait aussi l'histoire d'un gecko parti de rien, qui, "à la seule force de ses pattes", était devenu incroyablement riche.
Gekko regarda les visages de ses voisins. Leurs yeux étaient écarquillés, fascinés. Ils ne voyaient pas la propagande. Ils ne voyaient pas que ces émissions étaient produites par les mêmes geckos qui possédaient les usines. Ils absorbaient le message sans s'en rendre compte : le bonheur, c'est la consommation ; la réussite, c'est la richesse ; et si tu es pauvre, c'est que tu n'as pas assez de "génie".
C'est ce que Marx appelle l'idéologie dominante. Les idées qui circulent dans une société ne sont pas neutres, ce sont les idées de la classe qui domine. En contrôlant les médias, l'école, la culture, la classe capitaliste diffuse sa vision du monde et la présente comme la seule naturelle et désirable. Les geckos exploités finissaient par rêver la vie de leurs exploiteurs, adoptant une fausse conscience qui les empêchait de voir la véritable nature de leur situation. La chanson de la Feuille qui Brille était plus efficace que n'importe quelle police pour maintenir l'ordre.
Gekko rendit visite à son amie Geckette, une sculptrice sur bois renommée. Elle était en train de tailler une magnifique statue avec un ciseau.

"Ton ciseau est incroyable, il fait un travail formidable !", dit Gekko.
Geckette sourit. "Le ciseau est un bon outil, c'est vrai. Mais il ne peut rien faire sans ma main et mon énergie. Il est le fruit d'un travail passé, celui du forgeron qui l'a créé. C'est ce que Marx appelle le travail mort."
Elle montra ses mains agiles qui guidaient l'outil avec précision. "Mon effort, en ce moment même, pour transformer le bois en statue, c'est le travail vivant. C'est le seul qui crée de la nouvelle valeur. Le travail mort (les outils, les machines) ne fait que transmettre sa propre valeur à l'objet, il ne crée rien de neuf."
Pour percer le secret de la richesse, Gekko décida de se rendre là où elle se créait : dans la plus grande usine de la région, Croesus-Land. Il obtint une audience avec son propriétaire, Monsieur Croesus, le gecko le plus riche et le plus puissant de la ville. Dans son immense bureau qui surplombait les ateliers bruyants, Gekko vit des tas de pièces de rosée, des ballots de soie brute et des plans de machines complexes.
"Toutes ces pièces de rosée... c'est impressionnant," dit Gekko avec admiration. "J'imagine que pour vous, une pièce est une pièce, qu'elle serve à acheter une machine ou à payer le salaire d'un ouvrier ?"
Monsieur Croesus eut un sourire suffisant. "Ah, jeune ami, c'est là toute l'erreur du débutant ! Vous, vous ne voyez que de l'argent. Moi, je vois du capital. Et croyez-moi, tout le capital n'est pas créé égal..." Il sépara son argent en deux tas distincts.

"Regarde ce premier tas," dit-il en montrant l'argent destiné à acheter les machines et la soie. "C'est mon capital constant. Je l'appelle 'constant' parce que sa valeur ne change pas. Si j'achète une machine pour 100 pièces de rosée, elle ajoutera exactement 100 pièces de rosée de valeur à mes toiles avant d'être usée. Ni plus, ni moins. Elle transfère sa valeur, mais n'en crée pas de nouvelle."
Puis, il désigna le second tas, celui pour les salaires des ouvriers. "Et voici la magie : mon capital variable. Je l'appelle 'variable' car sa valeur... varie ! Imagine que je paie un ouvrier 5 pièces pour sa journée. Par son travail vivant, sa force et son ingéniosité, cet ouvrier va transformer la soie en une toile qui vaut, disons, 10 pièces ! Les 5 pièces de son salaire ont généré une valeur de 10. Ce capital a plus que doublé ! C'est cette différence, cette plus-value, qui est la source de mon profit."
Gekko écarquilla les yeux. Il comprenait maintenant que tout le capital n'était pas égal. Une partie ne faisait que financer les choses (le travail mort), tandis que l'autre achetait la seule chose capable de créer une richesse nouvelle : la force de travail des autres geckos.
Gekko, de plus en plus fasciné, retourna voir Monsieur Croesus. Il avait compris que le profit venait du capital variable, de la plus-value créée par les travailleurs. Mais une question le taraudait.
"Monsieur Croesus," demanda Gekko, "comment faites-vous pour augmenter cette plus-value et donc votre profit ?"
"Excellente question, jeune Gekko ! Il y a deux méthodes principales, deux leviers sur lesquels je peux jouer," expliqua le riche gecko en dessinant sur un tableau noir.

"La première est la plus simple : la plus-value absolue. C'est la méthode du 'travailler plus'. Imagine que tes ouvriers travaillent 8 heures par jour. En 4 heures, ils produisent l'équivalent de leur salaire. Les 4 heures restantes, c'est de la plus-value pour moi. Si je les force à travailler 10 heures pour le même salaire, j'ai gagné 2 heures de travail gratuit ! J'ai simplement allongé la journée de travail."
Il dessina un gecko épuisé à côté d'une longue horloge.
"Mais les ouvriers finissent par se révolter et la journée de travail a des limites," continua Croesus. "Alors, il y a une méthode plus subtile : la plus-value relative. C'est la méthode du 'travailler plus intelligemment'. Ici, la journée de travail reste de 8 heures. Mais en introduisant une nouvelle machine ou une meilleure organisation, je permets à mes ouvriers de produire l'équivalent de leur salaire non plus en 4 heures, mais en seulement 2 heures ! Le résultat ? Il reste maintenant 6 heures de travail pour ma poche, au lieu de 4. J'ai rendu le travail plus productif pour réduire le temps de travail nécessaire à l'ouvrier, et ainsi augmenter le temps de travail qu'il me donne gratuitement."
Gekko regardait le tableau. Il comprenait maintenant les deux grandes stratégies du capitaliste : soit étirer la journée de travail pour en extraire plus de valeur, soit rendre le travail plus efficace pour que la part qui revient au patron soit proportionnellement plus grande. C'était une lutte constante, l'une brutale, l'autre plus rusée, mais toutes deux visant à maximiser la plus-value.
Après sa discussion surprenante sur le capital "constant" et le capital "variable", Gekko suivit Monsieur Croesus hors de son bureau pour une visite de l'usine. Le riche gecko, voulant parfaire l'éducation de son jeune visiteur, lui montra fièrement son immense machine à tisser des toiles d'araignées artificielles.
"Maintenant que vous savez d'où vient le profit," dit Croesus en tapotant la machine massive, "je vais vous montrer une autre distinction, celle qui concerne la vitesse à laquelle mon argent travaille..."

"Voilà mon capital fixe !", dit-il en tapotant la machine. "C'est un gros investissement, mais elle dure des années et m'aide à produire des milliers de toiles." Le capital fixe, ce sont les machines, les bâtiments, les outils... tout ce qui sert à la production sur le long terme.
Ensuite, il montra un tas de fils de soie bruts et un sac rempli de pièces de rosée. "Et voici mon capital circulant. J'utilise la soie (la matière première) pour faire les toiles, et les pièces de rosée pour payer le salaire de mes ouvriers. Une fois que j'ai vendu mes toiles, je récupère cet argent et je peux en racheter, et ainsi de suite. Ce capital 'circule' rapidement."
C'est la combinaison de ces deux types de capitaux, avec le travail vivant des ouvriers, qui permet de faire tourner l'usine.
Gekko était de retour dans l'usine de Monsieur Croesus. Le riche gecko semblait particulièrement joyeux ce jour-là.
"Regarde, Gekko !" dit Monsieur Croesus en montrant deux ateliers différents.

Dans le premier, des artisans-geckos passaient des semaines à fabriquer de luxueux hamacs en soie d'araignée, décorés de perles de rosée. "C'est un marché très profitable," expliqua Croesus. "Mais mon capital est immobilisé pendant longtemps. Entre le moment où je paie la soie, les perles et les salaires, et le moment où je vends enfin le hamac et récupère mon argent avec un profit, il peut se passer toute une saison ! Mon capital fait un tour de piste très lentement."
Puis il montra le second atelier, beaucoup plus frénétique. Des geckos y préparaient des brochettes de fourmis grillées, une friandise très populaire. "Ici, c'est différent !" s'exclama Croesus. "Le matin, j'achète les fourmis et je paie les cuisiniers. À midi, toutes les brochettes sont vendues ! J'ai déjà récupéré mon capital initial, plus un profit. Je peux donc réinvestir ce même capital l'après-midi pour refaire une tournée de brochettes et réaliser un nouveau profit ! Mon capital ici court comme un sprinter !"
Gekko comprit alors la vitesse de circulation du capital. Même avec une plus petite mise de départ, le capital qui circule vite peut rapporter plus de profit sur une année, car il est réinvesti encore et encore, générant de la plus-value à chaque rotation. Le capital investi dans les hamacs, lui, dort pendant des mois avant de rapporter son dû.
"Un capital rapide, mon jeune ami," conclut Croesus, "est un capital qui travaille sans cesse !"
Monsieur Croesus était en compétition féroce avec les autres capitalistes-geckos. Pour écraser la concurrence, il prit une grande décision : il allait investir massivement dans son capital constant. Il acheta des machines rutilantes, automatiques et ultra-rapides, les plus chères de la forêt.
Pour faire de la place et économiser sur les salaires, il remplaça un grand nombre de ses ouvriers. Sa dépense en capital variable diminua donc, tandis que son capital constant explosait.
Au début, ce fut un triomphe ! Sa production de toiles était gigantesque. Mais en faisant ses comptes, Monsieur Croesus découvrit une chose terrible : bien qu'il produise plus, le taux de profit qu'il réalisait sur l'ensemble de son investissement avait commencé à baisser.

Il avait oublié la leçon la plus importante : seul le capital variable (le travail vivant des ouvriers) crée une valeur nouvelle, la fameuse plus-value. Les machines, aussi merveilleuses soient-elles, ne font que transmettre leur propre valeur. En augmentant la part de capital constant et en réduisant celle du capital variable, il avait scié la branche sur laquelle son profit était assis. C'était la redoutable baisse tendancielle du taux de profit qui le frappait.
Croesus-Land produisait plus que jamais. Dans le quartier des ouvriers, la vie semblait même s'améliorer un peu. Certains geckos avaient pu remplacer leur toit de feuille sèche par un toit de feuille fraîche. Pourtant, une sourde inquiétude grandissait. Gekko alla en discuter avec un vieux gecko à la retraite, qui avait vu la forêt changer.
Le vieil ouvrier prit un bâton et dessina un cercle sur le sol.

"Quand j'étais jeune," commença-t-il, "sur une journée de 8 heures, il nous fallait 4 heures pour produire la valeur de notre salaire. Les 4 autres heures, c'était le profit du patron. Le taux d'exploitation était de 100%. Aujourd'hui, avec les machines, ton ami là-bas produit la valeur de son salaire en 1 heure. Mais il travaille toujours 8 heures. 7 heures de travail gratuit pour Croesus ! Le taux d'exploitation a explosé."
Il divisa son cercle en deux parts très inégales. "Voilà le gâteau des richesses que nous produisons. Cette toute petite part, c'est la part salariale, celle qui nous revient. Elle a à peine grandi. L'autre, immense, c'est celle du patron."
À ce moment, un voisin sortit fièrement de sa maisonnette avec une petite radio-luciole neuve. "Tu vois," dit le vieux gecko, "il est content. Il a une radio, ce que son père n'avait pas. Mais pendant ce temps, Croesus s'est acheté une île volante. L'écart entre eux est devenu un abîme. C'est ça, la paupérisation relative : même si ton niveau de vie augmente un peu, tu es de plus en plus pauvre comparé à la classe qui dirige."
Son regard se fit plus sombre et il pointa un coin plus déshérité du quartier, où une famille se serrait devant une hutte en ruine. "Eux ont été remplacés par une machine. Pour eux, la pauvreté n'est pas relative, elle est absolue. Leurs conditions de vie sont pires que celles de leurs parents. Voilà le secret de ce système : même quand il crée une richesse inouïe, il creuse les inégalités et laisse toujours plus de geckos sur le bas-côté."
Croesus-Land était devenue un monstre de puissance. Mais pour ses propriétaires, le profit n'était jamais assez grand. Ayant absorbé ses rivaux et modernisé ses usines, la corporation se tourna vers son capital variable pour en extraire encore plus de valeur. Le mot d'ordre, murmuré dans les salles du conseil, était simple : réduire le coût du travail à tout prix.
L'entreprise commença par licencier ses ouvriers-geckos les plus expérimentés, ceux qui avaient des salaires corrects et connaissaient leurs droits. Ils étaient forts, mais ils coûtaient cher.
À leur place, l'usine embaucha des ouvrières-geckos, payées bien moins cher pour le même travail. "Une force de travail plus docile et à bon marché," se félicitait le directeur.

Puis, ils allèrent plus loin. Pourquoi payer un adulte quand un adolescent peut faire le travail ? Les écoles se vidèrent et les usines se remplirent de jeunes geckos, dont les petites mains agiles étaient parfaites pour les tâches répétitives. Leur salaire était ridicule, à peine quelques pièces de rosée par semaine.
Enfin, Croesus-Land se rendit compte qu'il existait, au-delà des collines, des communautés de geckos encore plus pauvres, prêtes à travailler pour presque rien. Des convois de geckos étrangers arrivèrent, remplaçant les travailleurs locaux. Pour le prix d'un seul ouvrier d'ici, la corporation pouvait en embaucher trois venus d'ailleurs.
Gekko observa la transformation. L'usine, autrefois fière de ses artisans, était maintenant un ballet de forces de travail interchangeables et bon marché. Des femelles remplaçaient les mâles, des enfants remplaçaient les adultes, des étrangers remplaçaient les locaux. Le capital, dans sa quête insatiable de plus-value, avait découvert qu'en divisant la classe ouvrière en multiples catégories et en les mettant en concurrence, il pouvait faire chuter le coût de la force de travail bien plus bas qu'il ne l'avait jamais imaginé.