
Bien avant les usines et les salaires, le monde des geckos était très différent. La plupart des familles vivaient dans la Communauté de la Grande Feuille, une vaste prairie fertile parsemée de bosquets et de mares. Cette terre n'appartenait à personne, ou plutôt, elle appartenait à tout le monde. C'était leur bien commun.

La vie était rythmée par les saisons. Au printemps, tous les geckos, jeunes et vieux, travaillaient ensemble pour cultiver les champs de baies et entretenir les fermes à pucerons. Chaque famille avait sa propre parcelle pour subvenir à ses besoins, mais les grandes décisions et les lourds travaux étaient l'affaire de tous. Un gecko n'était jamais seul.
Bien sûr, ils n'étaient pas totalement libres. Les terres étaient sous la protection du vieux Seigneur-Lézard, un reptile immense et cuirassé qui vivait dans un château de pierre sur la colline. En échange de sa protection contre les faucons et les serpents, chaque famille devait lui verser une partie de sa récolte : la "dîme des baies".
De plus, ils devaient payer des impôts supplémentaires, les banalités, pour utiliser les équipements que le Seigneur déclarait siens, comme le grand four à pain commun ou le moulin à graines.

C'était une lourde charge, mais en retour, ils avaient la sécurité et, surtout, un accès garanti à la terre, leur moyen de subsistance.
Le travail, bien que rude, avait un sens. Un gecko qui cultivait un champ de baies voyait directement le fruit de son labeur nourrir sa famille. L'outil qu'il utilisait, souvent fabriqué par lui-même, était une extension de sa main. Il était lié à sa terre, à sa communauté et au produit de son travail. Il n'était pas encore devenu un étranger dans son propre monde.
Le monde des geckos n'était pas figé. Le long des côtes, une nouvelle classe avait émergé : les marchands . Ces geckos astucieux ne travaillaient pas la terre ; ils commerçaient. Ils achetaient des épices rares à des scarabées voyageurs et les revendaient au Seigneur-Lézard et à sa cour. Avec le temps, ils accumulèrent des fortunes en pièces de rosée, bien plus que ce que le plus riche des paysans n'avait jamais vu.
Un jour, un de ces marchands, l'ancêtre de notre Monsieur Croesus, eut une idée qui allait tout changer. Il remarqua que les dames de la cour du Seigneur-Lézard raffolaient des robes en fil de soie de chenille. Ce fil était rare et se vendait à prix d'or. "Pourquoi s'embêter avec les baies des paysans ?", se dit-il. "L'élevage de chenilles à grande échelle, voilà l'avenir !"
Mais pour faire des pâturages à chenilles, il fallait de la terre. Beaucoup de terre. Les meilleures terres étaient les biens communs de la Communauté de la Grande Feuille. Le marchand utilisa alors sa fortune pour deux choses. D'abord, il soudoya les conseillers du Seigneur-Lézard pour qu'ils signent un décret l'autorisant à "améliorer la productivité des terres". Ensuite, il engagea une troupe de mercenaires, des crapauds-buffles brutaux et sans pitié.
Ce fut le début de l'accumulation primitive . Les crapauds-buffles arrivèrent un matin et commencèrent à planter des piquets et à tendre des clôtures tout autour de la prairie.

Les geckos-paysans, horrifiés, sortirent de leurs huttes. "Que faites-vous ? C'est notre terre !" crièrent-ils.
Le marchand, perché sur un rocher et protégé par ses gardes, brandit le décret du Seigneur. "Cette terre n'est plus à vous," déclara-t-il froidement. "Elle est désormais une propriété privée, la mienne. Elle sera utilisée pour un projet plus rentable. Partez."
Les geckos étaient désemparés. Leurs familles vivaient là depuis des générations. Ils n'avaient jamais rien connu d'autre. Ils résistèrent, jetant des pierres sur les crapauds, mais ils furent violemment repoussés. En quelques jours, la prairie fut entièrement clôturée. Les huttes furent brûlées, les fermes à pucerons piétinées. L'acte de vol le plus colossal de l'histoire des geckos venait d'avoir lieu.
Les familles de geckos qui avaient été chassées de la Communauté de la Grande Feuille se retrouvèrent sur les routes poussiéreuses, avec pour seuls biens les vêtements qu'elles portaient. Elles étaient devenues, pour la première fois dans l'histoire, des geckos "libres". Libres de leurs obligations envers le Seigneur-Lézard, certes, mais surtout libres de tout moyen de production. Sans terre, sans outils, sans abri, leur liberté n'était que le nom de leur dénuement.
Affamées, elles n'eurent d'autre choix que de se diriger vers les villes naissantes où l'ancêtre de Croesus était en train de construire sa première grande manufacture de fil de soie. Là, des centaines de geckos comme eux s'entassaient, espérant trouver du travail.

Monsieur Croesus les accueillit avec un sourire qui ne trompait personne. "Je vous offre une chance," leur dit-il. "Vous êtes libres de l'accepter ou de la refuser. En échange de votre force de travail pendant douze heures par jour, je vous donnerai assez de pièces de rosée pour acheter de la nourriture." Il n'avait pas besoin de les menacer avec des gardes ; la faim était une arme bien plus efficace.
Ce fut l'acte de naissance du prolétariat. Ces anciens paysans devinrent des ouvriers salariés, des individus qui ne possédaient que leur capacité à travailler, et qui étaient forcés de la vendre pour survivre.
Et avec ce nouveau rapport de production, une nouvelle misère apparut, plus profonde que la pauvreté : l'aliénation. Le premier jour dans l'usine fut un choc terrible.
Le gecko ne touchait plus les baies qu'il mangeait, il tirait sur un fil de soie qui ne lui appartenait pas (aliénation du produit).
Son travail n'était plus guidé par le rythme des saisons et ses propres décisions, mais par le son d'une cloche et les ordres d'un contremaître (aliénation du processus de travail).
Il n'utilisait plus sa créativité et sa force pour subvenir à ses besoins, mais effectuait un geste mécanique et répétitif qui l'épuisait, le rendant étranger à sa propre nature de gecko (aliénation de son être générique).
Enfin, il n'était plus entouré de voisins avec qui il partageait les récoltes, mais de concurrents, d'autres malheureux prêts à prendre sa place pour un salaire encore plus bas (aliénation des autres geckos).
Le monde avait été cassé en deux. D'un côté, une nouvelle classe de propriétaires qui possédaient le capital. De l'autre, une masse immense de prolétaires qui ne possédaient que leurs chaînes invisibles. Le décor était planté pour la grande histoire qui allait suivre.